A quelques semaines des élections européennes, force est de constater que le « triple A social » invoqué en 2014 par un Jean-Claude Juncker alors fraîchement élu président de la Commission européenne, ne s’est pas concrétisé.
Pour Sébastien Maillard, directeur de l’Institut Jacques-Delors, l’expression même d’Europe sociale « a pris des rides ». « Elle résonne comme un vieux slogan de campagne, un impératif trop rebattu pour encore convaincre, une promesse sans cesse repoussée », assure-t-il. Dans une tribune (pages 30 et 31), il s’interroge : qui veut encore de l’Europe sociale ?
Si l’expression est tombée en désuétude selon lui, c’est que, vue du reste du monde, l’Europe apparait déjà en pratique comme un havre social. Pour preuve : cette dernière effectue aujourd’hui la moitié des dépenses sociales dans le monde, où elle ne compte que pour 7% de la population.
Mais, vue de chez nous, aux yeux de certains, l’Europe sociale n’existe pas, et se résume à l’agrégation des différents systèmes nationaux : « Cela n’a pas changé depuis 1957, et cela ne changera pas », assure le sociologue Jean-Claude Barbier, chercheur au Centre d’économie de la Sorbonne.
Un sport de combat
Entre ces visions antagonistes, il y a quelques faits, objective un dossier intitulé « L’Europe sociale est un sport de combat » (pages 16 à 23). Ainsi, peut-on lire, « la directive de 2003 sur le temps de travail fixe, entre autres, la durée hebdomadaire travaillée à un maximum de 48 heures et instaure un congé annuel minimum de quatre semaines sans perte de salaire. Ce texte a obligé certains Etats à modifier leur droit national, et il ne faudrait pas croire qu’il s’agit uniquement de pays de l’Est aux législations sociales minimales ».
A ce titre, un reportage (pages 6 à 11) à Bruxelles dans les pas de la députée européenne Nathalie Griesbeck, membre du groupe de l’Alliance des démocrates et des libéraux pour l’Europe (ADLE), aide à comprendre la distinction entre les décisions et règlements, qui deviennent automatiquement contraignants, dès leur entrée en vigueur, tandis que les directives européennes doivent être transposées par les pays dans leur législation nationale.
Socle européen des droits sociaux
Ainsi le Socle européen des droits sociaux, proclamé en novembre 2017 lors du sommet social européen de Göteborg, en Suède, est un texte intéressant, mais non contraignant. Il pose 20 principes-clés qui vont de l’éducation à l’égalité entre femmes et hommes, en passant par l’accès aux soins ou l’inclusion des personnes handicapées. « Ce socle doit servir de cadre de référence pour mobiliser tous les acteurs, au niveau européen, mais aussi et surtout au niveau national, voire au niveau régional ou local, de façon à traduire dans les faits ce qui n’est pas encore une réalité dans l’ensemble des Etats membres », souligne Beaudouin Baudru, chef adjoint de la représentation de la Commission européenne à Paris. « Les Etats membres sont donc invités à prendre les mesures nécessaires pour créer une convergence vers le haut en matière de protection sociale ».
Converger, simplifier
Problème : « Il n’y a pas de volonté sociale de s’engager vers une harmonisation par le bas, ce qui frapperait le niveau de vie d’une partie importante de la population dans certains pays, ni par le haut, ce qui supposerait d’augmenter les prélèvements obligatoires dans d’autres », relève Catherine Mathieu, économiste à l’OFCE, spécialiste des questions européennes, dans un face-à-face (pages 24 à 27) avec Carole Grandjean. Pour cette députée LREM, auteure d’un rapport sur l’Europe présenté en mars 2019, « l’enjeu, à présent, est de converger, de coordonner nos systèmes pour plus de fluidité et de simplification. Après la coordination des systèmes de Sécurité sociale, la carte d’assurance maladie européenne lors des séjours temporaires, nous pouvons désormais porter le numéro de Sécurité sociale unique par exemple ».
Salaire minimum
Les politiques sociales échappant largement au spectre de compétences de l’Union européenne, rêver d’une harmonisation est aussi utopique que risqué, si cette dernière se fait par le bas, prévient, pour sa part, Thierry Pech, qui défend une approche « plus défensive en organisant les conditions nécessaires pour que chacun des Etats-membres puisse faire vivre son contrat social domestique de façon autonome et responsable ».
Cette stratégie pourrait se développer en matière de fiscalité, mais aussi, propose le directeur général de Terra Nova (pages 28 et 29), sur le salaire minimum, une idée qui fait d’ailleurs quasiment partie des standards du modèle social européen.
« Seuls 6 pays sur 28 n’en ont pas encore (Italie, Danemark, Suède, Finlande, Autriche et Chypre). Et dans nombre de ces pays, les conventions collectives de branche en tiennent lieu », explique-t-il. Exprimé, par exemple, en pourcentage du salaire médian de chaque pays, il permettrait « d’augmenter ce niveau de vie sans pour autant avoir des effets négatifs sur l’emploi » mais également « d’atténuer les stratégies de dumping social et de concurrence excessive sur les salaires ».
Un enjeu de légitimité
Dans tous les cas, alerte Philippe Pochet, directeur général de l’Institut syndical européen, à Bruxelles, « la construction européenne ne va pas continuer si elle est confrontée à un ressentiment croissant de populations qui votent de plus en plus pour des partis anti-européens ». Dans ce contexte, pronostique-t-il, « soit on prend conscience de la nécessité d’avancées sociales sérieuses, soit on sera confrontés à moyen terme au risque de dislocation de l’Union ».
C’est pourquoi il est urgent de réconcilier les citoyens avec le projet européen, comme le suggère Sofia Fernandes, chercheuse senior à l’Institut Jacques-Delors (pages 12 à 15). Car si les jeunes ne soutiennent pas le projet européen, celui-ci n’a pas d’avenir. « C’est parce que l’Union européenne sera en mesure d’apporter des améliorations dans la vie des citoyens que ceux-ci vont s’identifier à ce projet et le soutenir. Il y a donc un enjeu de légitimité ».